Réticences

Le protestantisme est la confession chrétienne la plus défavorable aux images, contrairement à l’orthodoxie, qui met l’icône au centre de la divine liturgie et au catholicisme, qui possède des images saintes, lesquelles jouent un rôle important dans la piété populaire. Dans les églises protestantes, les images sont au mieux réduites au rang d’objets catéchétiques et décoratifs dont on peut en principe se passer. Les temples réformés sont vides d’images, et même les vitraux sont problématiques ; la croix – vide – ne fut introduite que tardivement, et parfois avec réticence.

Pour Luther, le Réformateur qui leur est pourtant de loin le plus favorable, les images relèvent des adiaphora, c’est-à-dire des objets secondaires, indifférents aux questions de foi. De fait, l’image ne joue – théoriquement – aucun rôle dans la piété protestante. Seule compte la Bible, lue, méditée, interprétée, prêchée, chantée. Dans le calvinisme, l’image est soupçonnée d’être l’idole dont il faut se méfier, voire qu’il faut combattre. L’interdit biblique du second commandement « Tu ne te feras pas d’images… » est l’un de ceux qui a le plus marqué la mémoire protestante réformée. Dans la Bible, l’affirmation de l’invisibilité de Dieu est constante, en opposition aux religions païennes, qui avaient des dieux visibles. Dans l’Ancien Testament, on lit de nombreux récits sur des prophètes qui se sont opposés au culte des idoles.

Atténuations

Cette vision traditionnelle du rapport aux images est toutefois à atténuer, pour au moins trois raisons.

Il a existé des artistes protestants qui ont fait des œuvres de très grande qualité, et ont ainsi touché de nombreuses personnes, croyantes et non croyantes. Pour ces artistes, leur art était une émanation directe de leur foi, et à l’inverse les images qu’ils créaient les aidaient à croire ; et il s’agissait d’un art fortement influencé par la Bible. Je pense à Cranach et Dürer au 16e siècle, à Rembrandt au 17e, à Friedrich, Van Gogh, Burnand au 19e, à Nolde, Dix, Lindegaard, Wesley au 20e. On pourrait étendre ce constat à d’autres artistes chrétiens, pour lesquels la Bible était au fondement de leur art : Michel Ange, Grünewald… et au 20e s. Rouault, Manessier, Fujita. La palme de cet art biblique authentique revient incontestablement à Chagall, artiste juif, profondément habité par la Bible.

Dans la pratique protestante, les images ont quand même joué un rôle dans la transmission de la foi, dans l’espace cultuel luthérien, et dans le dialogue avec la culture. Autrement dit sans image, notre capacité de rayonnement et de transmission est fort limitée, voire amputée. Certes l’image n’est qu’une aide, mais c’est une aide ô combien nécessaire ! Un grand théologien protestant du XXe siècle, le germano-américain Paul Tillich, a fait de l’œuvre d’art de son époque, l’expressionnisme, un vecteur essentiel du sentiment religieux. L’image est un passeur de culture ; elle nous aide à une nécessaire inculturation du message.

Enfin, les nouvelles lectures de la Bible nous montrent que même si la Bible est constituée uniquement de textes, ce sont souvent des textes qui foisonnent d’images : narrations, paraboles, symboles, actes prophétiques, visions, rêves, et jusqu’au Christ lui-même qui, s’il n’est pas une image – mais une personne réelle -, constitue bien une forme de visibilisation de Dieu : en Christ et avec lui, l’invisibilité de Dieu n’est plus totale, du moins pendant le moment de la vie terrestre de Jésus. L’apôtre Paul ne dit-il pas que le Christ est la seule image de Dieu, l’image visible du Dieu invisible ?

Redécouvertes

On peut faire un pas de plus et affirmer qu’aujourd’hui le protestantisme s’ouvre de plus en plus aux images, jusqu’à faire parfois d’elles un lieu d’expression privilégié de la foi chrétienne. Il y a donc eu, ces dernières années, une très nette évolution, parfois presque une révolution : l’image devient un medium efficace pour vivre et transmettre la foi ou pour appréhender de manière ludique les textes bibliques. On peut mettre en avant trois raisons.

On découvre que faire appel à l’image, c’est prendre au sérieux l’imaginaire, le corps, le symbole, les émotions, bref, c’est humaniser – et non idéaliser – l’humain. Car l’être humain n’est pas simplement un cerveau qui pense, c’est aussi – et sans doute d’abord – un corps qui agit, une sensibilité qui s’exprime, un monde intérieur fait d’émotions et de sensations. Redécouvrir l’image va de pair avec une prise au sérieux de l’humain dans sa corporéité, comme un être doué de cinq sens.

Nous vivons aujourd’hui dans un monde d’images, et nous ne pouvons pas ne pas communiquer ou chercher à transmettre nos convictions sans leur aide, au risque de nous marginaliser, de nous couper de la société dans laquelle nous vivons. Si nous voulons continuer à être écoutés et entendus, il nous faut utiliser l’une des formes de communication les plus importantes aujourd’hui, qui est l’image, médiatique et numérique.

Presque à l’inverse de la dimension précédente, où il s’agissait d’être le plus en accord possible avec le fonctionnement visuel et médiatique de notre société, l’image peut aussi être l’occasion de nous préserver du risque de déréalisation du monde, quand il devient plus imaginaire que réel. Dans ce sens revendiquer l’image, ce sera retrouver la dimension de l’objet, la fabrication artisanale et artistique. En rencontrant et invitant des artistes, voire en travaillant avec eux, nous apprenons à regarder et à faire de nouvelles images, qui mettent en avant l’être humain dans son authenticité et son existentialité. De consommateurs d’images, nous devenons auteurs d’images ; c’est bien là une manière de vivre et de mettre en pratique la Parole, c’est-à-dire la rencontre entre ce que Dieu dit et ce que je suis. Une authentique pensée de l’image rejoint ainsi la vocation d’une Église et d’une théologie de la Parole.

Image : vitraux contemporains de François Bruetschy dans l’église d’Ernolsheim-les-Saverne, dans le Bas-Rhin.